Gouvernance Rajoelina : l’illégalité sous couvert de l’urgence
En 1ère page du compte rendu du conseil des ministres du 5 février 2025 (et non 1925 et le retard d’un siècle de Rajoelina lors de la commémoration des évènements du 29 mars 1947), sous la rubrique " I. SUIVI DES PROJETS PRESIDENTIELS ET PRIORITAIRES", figure une communication du ministère de l’économie et des finances :
"Le Conseil des Ministres a approuvé la communication verbale relative aux procédures de passation de marchés dans le cadre de l’accueil du Sommet de la COI en avril 2025 et de la SADC en août 2025 concernant les marchés de travaux, fournitures et autres prestations intellectuelles et de services.
Conformément à l'article 5 alinéa 10 du décret n°2022 - 800 du 1er juin 2022 définissant la notion d'urgence impérieuse, le Conseil des Ministres peut décider l'exécution en urgence et sans délai d'une prestation par application de l'article 39 II.2 de la loi 2016- 055 du 25 janvier 2017 portant Code des marchés Publics.
L'organisation des Sommets de la COI et de la SADC qui auront lieu respectivement en avril et en août 2025, relève d'une urgence étant donné l'ampleur des travaux à réaliser, des fournitures à acheminer à Madagascar et des prestations à achever.
Nous avons déjà démontré, en accueillant les Jeux des Îles, que nous savons recevoir nos invités, et nous allons encore le prouver, a déclaré le Président de la République. Il a également souligné la nécessité pour chaque ministère et la Présidence de collaborer étroitement dans la préparation de ces sommets.De même, le Chef de l'État a insisté sur l'importance d'une coopération entre les Gouverneurs, les Maires, ainsi que les Ministres des Travaux Publics et le Ministre de l'Eau, de l'Assainissement et de l'Hygiène, afin d’assurer les travaux d’embellissement et de nettoyage de la ville. Ces événements sont aussi une occasion d’inculquer à la population le respect du bien commun a conclu le Président de la République".
Pour les lecteurs non-initiés, des précisions s’imposent : début février 2025, il ne restait plus que 3 mois avant la tenue du sommet de la COI et 7 mois pour le sommet de la SADC. Afin d’accueillir dignement ces sommets, de nombreux travaux sont nécessaires, sans oublier les fournitures à importer. Vu l’urgence signalée, le conseil des ministres a pris la décision d’autoriser les marchés de gré à gré sans appel d’offres. Autrement dit, aucune mise en concurrence et ces marchés seront attribués à des copains/coquins, avec de probables surfacturations et de confortables commissions!
L’organisation de ces sommets est programmée, puisque chaque pays membre en est responsable à tour de rôle, et on savait déjà depuis de nombreuses années quand viendra le tour de Madagascar. On pouvait s’y préparer depuis longtemps, mais à se demander si c’est de l’incompétence et de l’imprévision, ou une volonté délibérée d’attendre le dernier moment afin de pouvoir passer des marchés de gré à gré. Dans les deux cas, c’est très grave et ce régime devrait cesser ce genre de pratique.
Telle est notre analyse de béotien.
Mais à l’attention de nos lecteurs juristes, nous reproduisons ci-après une analyse juridique pointue de cette décision, parue dans le journal en ligne Madagascar Tribune, sous la plume "d’Ilaibaloda" sans doute plutôt d’Ilay Badolahy, intitulée :
"Légalité formelle et illégalité substantielle : à propos du recours au gré à gré fondé sur une urgence politique présumée
https://www.madagascar-tribune.com/Legalite-formelle-et-illegalite.html
Note sur la portée de l’article 5, dixième tiret du décret n°2022-800 du 1 er juin 2022 pris pour l’application de l’article 39 II.2 de la loi n°2016-055 portant Code des marchés publics
Par application combinée de l’article 39 II.2 de la loi n°2016-055 du 25 janvier 2017 portant code des marchés publics et du décret n°2022-800 du 1 er juin 2022 portant application des dispositions de l’article 39.II.2 de la loi n°2016-055 et définissant la notion d’urgence, le Conseil des ministres du 5 février 2025 a autorisé une procédure de gré à gré à l’occasion de l’organisation de sommets internationaux. Cette décision pose une question classique en droit administratif : une décision conforme à un décret peut-elle être contraire à la loi ? Pour répondre à cette question, la présente note analyse les implications juridiques de ce fondement réglementaire. Elle examine à la fois la hiérarchie des normes et la jurisprudence administrative sur l’exception d’illégalité.
Une exception encadrée : le régime du gré à gré en cas d’urgence impérieuse
Le droit de la commande publique repose sur des principes fondamentaux tels que la transparence, l’égalité de traitement des candidats et la mise en concurrence. Ces principes, qui participent d’une bonne gouvernance des finances publiques, ne peuvent faire l’objet d’exceptions que dans les cas expressément prévus par la loi, et dans des conditions strictement encadrées. Tel est le cas du recours à la procédure de gré à gré en cas d’« urgence impérieuse », mentionnée à l’article 39 II.2 de la loi n°2016-055 du 25 janvier 2017 portant Code des marchés publics. Le recours à la procédure de gré à gré, dérogatoire par nature, est ainsi soumis à des critères cumulatifs et restrictifs.
Une légalité apparente fondée sur le décret d’application
Dans sa décision du 5 février 2025, le Conseil des ministres a autorisé la conclusion de marchés sans mise en concurrence préalable, au motif de l’urgence liée à l’organisation imminente de sommets internationaux. Pour ce faire, il s’est appuyé sur l’article 5, 10 ème tiret du décret n°2022-800 du 1er juin 2022. Selon ce texte, une urgence impérieuse est définie comme « toute situation consécutive à une décision formelle du Président de la République ou du Gouvernement à exécuter sans délai ». Ce fondement réglementaire, s’il paraît suffisant, se heurte toutefois à l’exigence législative d’imprévisibilité, posée par l’article 39 II.2 de la loi n°2016-055 portant Code des marchés publics. Il en résulte une tension révélatrice : une décision conforme au décret d’application peut-elle, pour autant, être conforme à la loi ? La réponse, en droit, ne laisse guère de place à l’ambiguïté.
Pour comprendre la portée juridique de cette décision, il convient d’en examiner le fondement légal à la lumière du décret et de la loi.
La légalité de la décision repose tout d’abord sur une apparence de conformité. Le décret précité, qui précise la notion d’urgence impérieuse, permet en effet d’englober les situations où une décision politique de haut niveau impose une exécution immédiate. En application de ce texte, le Conseil des ministres a pu estimer que les délais requis par les procédures d’appel d’offres étaient matériellement incompatibles avec les besoins logistiques et diplomatiques liés à l’organisation des Sommets de la COI et de la SADC. La décision trouve ainsi un fondement formel, explicite, dans le dispositif réglementaire en vigueur.
Une contrariété manifeste avec les exigences de la loi
Pourtant, cette légalité formelle ne saurait occulter une possible illégalité substantielle. En effet, l’article 39 II.2 précité de la loi n°2016-055, qui a valeur législative, autorise le gré à gré uniquement dans les cas d’urgence impérieuse résultant de circonstances imprévisibles pour l’autorité contractante. Ce critère d’imprévisibilité, de nature substantielle, constitue le socle même de la dérogation légale. L’événement justifiant le recours à la procédure exceptionnelle doit être extérieur, irrésistible et non planifiable. Or, l’organisation de sommets internationaux, aussi stratégiques soient-ils, et bien que contraignante, relève d’une programmation prévisible, tant dans son principe que dans son calendrier. Une telle organisation ne saurait être qualifiée d’imprévisible dès lors qu’elle s’inscrit dans un calendrier diplomatique anticipé et public. La seule invocation d’une décision politique, même formelle, ne suffit donc pas à satisfaire l’exigence législative.
Le décret précité, en élargissant la définition de l’urgence impérieuse à des situations d’origine exclusivement politique ou institutionnelle, sans référence à un critère d’imprévisibilité, contrevient aux dispositions légales et en excède le champ d’application. En droit administratif, un tel élargissement est constitutif d’illégalité. Il contrevient à la hiérarchie des normes en ce que le pouvoir réglementaire ne peut modifier ou compléter les conditions d’application d’une loi dans un sens substantiellement contraire. Par voie de conséquence, la décision du Conseil des ministres, bien que conforme à un décret d’application, est entachée d’illégalité. Elle est donc illégale, faute de base légale suffisante. Le recours au gré à gré décidé par le Conseil des ministres est dès lors entaché d’irrégularité.
L’exception d’illégalité : un levier de contestation juridictionnelle
Cette illégalité pourrait être soulevée devant le Conseil d’État soit dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir, soit par la voie de l’exception d’illégalité, voire à l’occasion d’un contrôle exercé par l’organe de régulation des marchés publics. La jurisprudence administrative admet en effet qu’un acte réglementaire illégal peut être écarté à l’occasion du recours contre une décision individuelle qui s’en réclame. Cette faculté, dite exception d’illégalité, permet au juge administratif, sans annuler formellement le décret, d’en écarter l’application dans l’affaire dont il est saisi. Issue de la jurisprudence administrative française du début du XXe siècle, cette construction a été reprise par le juge administratif malgache, qui l’applique de manière constante (voir notamment l’arrêt C.A. 04/97-ADM Gal Ramakavelo Désiré Philippe c./Etat malagasy, 12 septembre 2001). L’exception d’illégalité constitue aujourd’hui un instrument essentiel du contrôle de légalité des actes administratifs fondés sur des textes réglementaires contestables.
En l’espèce, un requérant pourrait donc, sans contester directement le décret n°2022-800, en invoquer l’illégalité pour obtenir l’annulation de la décision du Conseil des ministres. Le juge, saisi d’un tel moyen, devrait alors apprécier la conformité du décret à la loi, et le cas échéant, écarter le texte réglementaire comme fondement de la décision attaquée. Ce mécanisme permet d’assurer la prééminence de la loi dans le champ de la commande publique et de prévenir les dérives interprétatives du pouvoir réglementaire.
Conclusion : la primauté de la loi sur le décret dans la commande publique
L’affaire en cause illustre avec acuité l’importance de la distinction entre légalité formelle et légalité substantielle dans le contrôle des actes administratifs. Une décision conforme à un décret d’application n’échappe pas au contrôle de légalité au regard de la loi qu’il prétend exécuter. En matière de marchés publics, où l’exigence de mise en concurrence constitue un impératif constitutionnel et budgétaire, toute extension abusive des cas de recours au gré à gré mérite une vigilance accrue. La sécurité juridique de la commande publique ne saurait se satisfaire d’un simple alignement sur le texte réglementaire. Elle exige, au contraire, une application fidèle et rigoureuse de la lettre et de l’esprit de la loi, seule source légitime des dérogations aux principes de transparence et de concurrence.
Par : RAMAHIRATRA
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